La renaissance des théories subjectives de la valeur.
Si nous oublions les causes finales de la valeur, elle disparaît. Il n’existe aucun facteur de production, aussi important soit-il, qui puisse incorporer à ses produits une valeur déterminée si nous ne prenons pas en compte les finalités de cette production.
Nous avions déjà indiqué antérieurement que, de manière surprenante, Adam Smith avait tronqué la tradition aristotélicienne de l’analyse de l’offre et de la demande qui grâce à Crocio, et via Pufendorf, était arrivé jusqu’à ses maîtres Carmichael et Hutcheson.
Quand, avec une coïncidence chronologique surprenante, Jevons, Menger et Walras, ont changé de perspective et ont adopté l’utilité comme axe central de la théorie sur la valeur, ils n’ont fait que ressusciter une vieille tradition. Ils ont raisonné avec plus de rigueur mathématique et ont redécouvert quelque chose qui dans la vieille tradition avait déjà été ébauché.
Emil Kauder a suivi la trace des lignes directrices du concept d’utilité depuis la diffusion européenne des écrits aristotéliciens jusqu’au mythique triumvirat en 1870. 3
Les aspects subjectifs abondent dans l’évaluation économique autant pendant le Moyen-âge qu’à la Renaissance ou à l’époque de l’Illustration.
Son perfectionnement au fil des années a atteint un tel niveau que Kauder en est arrivé à affirmer qu’il aurait été possible, au temps d’Adam Smith, de fonder un système économique basé sur le calcul de l’unité marginale.
Selon cette tradition aristotélicienne, la valeur des biens économiques découle de leur utilité individuelle, de leur rareté et de leur coût. De nombreux auteurs ont intégré cette tradition dans leurs travaux, tout d’abord, Thomas D’Acquin, Henri de Gand et Jean Buridan – durant les XIII et XIVème siècles – puis Léonard Lessius et Lottini – aux XVI et XVIIème siècles- ainsi que les autorités du Droit naturel pendant le XVII ème siècle, Hugo de Groot (Grotius) et Samuel von Pufendorf. Des économistes italiens et français ont lu les œuvres de ces auteurs dont l’influence grandissait grâce en particulier à Lottini, Davanzatti, Montanari et Galiani qui avaient formé une école avec le principe commun de la valeur d’usage aristotélicienne, expliquant entre autres choses, la valeur de l’argent selon une base totalement subjective. L’axiome très populaire de Davanzatti « Tant ‘altre cose vale, tant oro vale » démontre son importance.
Galiani est même arrivé à indiquer que ce n’est pas le coût du travail qui détermine la valeur mais plutôt la valeur qui détermine le coût du travail.
La théorie de Galiani sur la valeur a été reprise par Turgot qui a élaboré une théorie sur le change pratiquement identique à celles que formuleront postérieurement Menger et Wicksell.
Le mathématicien Daniel Bernoulli, en écrivant sur les jeux de hasard, a découvert douze ans avant Galiani, la théorie de la valeur marginale.
Pour sa part Condillac, a assumé, telle quelle, la théorie de Galiani, insistant sur le fait que les coûts ne sont pas la cause de la valeur, mais, qu’au contraire, c’est la valeur qui est la cause des coûts.
« Le père de notre science économique, écrivit que l’eau a une grande utilité et peu de valeur. En peu de mots, Adam Smith réduisit en poussière une pensée de deux mille ans. On a ainsi perdu l’opportunité de commencer en 1776, au lieu de 1870, avec une connaissance plus correcte des principes de la valeur »4
Bien que la théorie de l’utilité marginale ait été formulée antérieurement par Gossen, et que l’Espagnol Balmes soit arrivé à formuler des affirmations similaires, c’est en 1870 que se referma une longue parenthèse et que commença l’incorporation accélérée des causes subjectives finales à la théorie sur la valeur. 5
Avec une nuance résolument hédoniste chez Jevons, une conception plus mathématique et abstraite chez Walras et un contenu plus réaliste chez Menger, le concept d’utilité s’intègre à tous les courants de pensée économique en réclamant le premier rôle. Les vicissitudes postérieures de la théorie sur l’utilité s’expliquent par ce qui va être associé à ce concept, cependant son rôle essentiel dans l’explication de ce qu’est la valeur ne sera jamais remis en cause.
Jevons a été le premier à considérer l’aspect hédoniste de l’utilité. L’économie était considérée, alors, comme une science dont le but consistait à calculer le plaisir et la douleur : « L’objet de l’Economie consiste à obtenir un maximum de bonheur par l’acquisition du plaisir avec un coût de douleur le moins élevé possible »6
Cette nuance de jouissance, héritée de l’utilitarisme préconisé par Bentham, n’a pas été un obstacle pour rendre à l’utilité la place qui lui correspondait dans la théorie sur la valeur.
« Le coût de production détermine le niveau d’utilité qui, lui, détermine la valeur »7
Les critiques portées à la théorie de la valeur-travail redoublèrent au fur et à mesure que s’étendaient les théories sur l’utilité.
« Même ce que nous pouvons produire à volonté, grâce au travail, s’échange rarement à la valeur qui lui correspond…le fait est que le travail, une fois effectué, n’a aucune influence sur la valeur future d’un article : le travail appartient au passé. Dans le commerce, le passé c’est le passé, à chaque instant nous réévaluons la valeur des choses en nous référant à leur utilité future »8
Le concept d’utilité marginale, parfaitement défini également par Jevons, permettait d’introduire le concept de rareté en combinaison avec celui d’utilité. L’utilité d’un objet varie selon sa disponibilité. L’utilité baisse si la quantité augmente. 9
C’est en raisonnant sur le concept de rareté [en français dans le texte original] ou d’utilité marginale que Walras éleva toute la structure mathématisée de sa théorie sur l’équilibre général. Il a été le premier à choisir cette perspective très abstraite pour évoquer la théorie sur l’utilité et pour traiter de l’analyse économique en général.
Pour exposer ses opinions, il a nuancé certains aspects : « J’appelle richesse sociale, l’ensemble des objets matériels ou immatériels (parce que la matérialité ou non des choses importe peu dans ce contexte) qui sont rares, c’est à dire, que d’une part, ils nous sont utiles et d’autre part nous en disposons en quantité limitée ». Il ajoute : « Je dis que les choses sont utiles quand elles peuvent être utilisées pour quelque chose, quand elles répondent à un quelconque besoin et qu’elles permettent sa satisfaction »10
Pour suivre ce raisonnement, la production industrielle devrait poursuivre « un double objectif : tout d’abord, multiplier la quantité d’objets utiles qui n’existent qu’en quantité limitée et par la suite, transformer en directement utiles, les objets qui ne le sont que de forme indirecte »11.
Dans les pages précédentes, Walras avait abordé le concept d’échange : « Les choses utiles, en quantité limitée, ont de la valeur et sont interchangeables »12
Cependant, dans son œuvre, Eléments de politique pure, l’élément mathématique semble tellement primer sur l’utilité, que nous avons l’impression que ce dernier concept a été incorporé de façon quelque peu artificielle. Cassel a, lui aussi, choisi cette tendance, puisqu’il a reformulé le système de Walras en éliminant toutes les considérations sur l’utilité.
Carl Menger est, à notre avis, le plus représentatif des théoriciens de l’utilité. Il ne commet pas l’erreur de manifester un hédonisme trop évident ni, au contraire, de raisonner avec une certaine abstraction simpliste :
« Ces choses qui ont le pouvoir de satisfaire les besoins humains, nous les appelons les choses utiles. Dans la mesure où nous reconnaissons qu’il existe une relation de causalité et que ces choses dont nous parlons sont celles que nous utilisons, nous pouvons les nommer : biens […] C’est ainsi, donc, qu’une chose se transforme en bien, ou plus exactement, pour qu’une chose atteigne la qualité de bien, il existe quatre conditions :
1°Existence d’un besoin humain.
2° Cette chose doit pouvoir satisfaire ce besoin humain.
3° L’homme connaît ce pouvoir de la chose.
4° L’homme peut disposer de cette chose pour satisfaire le besoin précédemment cité. »13
La théorie sur l’utilité de Menger est basée sur la valeur subjective, sur la signification que certains biens ont pour chaque individu ; elle explique comment les activités humaines ou les objets, tous deux, utiles, appartiennent à la catégorie de bien. Il applique la Güterqualität aux ressources productives qui ne se consomment pas directement, en soulignant leur complémentarité, il consacre une grande partie de son œuvre à réfléchir sur la nature de l’argent, etc…
Malgré, le peu d’influence qu’il a eu, au départ, dans l’univers anglo-saxon, à cause des difficultés du langage, les écrits de Menger ont eu une répercussion importante sur certains grands économistes, comme ceux de l’Ecole autrichienne. Parmi ses adeptes, on trouve Sax, Komorzynsky, Mataja, Gross et Meyer, mais on retiendra surtout Wieser et Böhm-Bawerk.14
Avec les théories sur l’utilité, les causes finales subjectives de la valeur s’imposent avec force dans la pensée économique. Tout le processus productif est orienté vers l’utilité, vers la satisfaction des besoins subjectifs des individus. Les finalités de la nature humaine se profilent comme les grands protagonistes de la valeur économique. Si je veux balayer, un couteau ne me sera d’aucune utilité. Si je veux couper, un balai ne me servira à rien. Les objectifs de l’individu ont une influence décisive sur la valeur des biens.
Il n’existe aucun facteur de production capable de donner de la valeur aux produits physiques si ces derniers sont déconnectés des buts humains. La terre, le travail et le capital sont utiles s’ils sont orientés vers des objectifs humains. On peut travailler, jour et nuit, à la production de certains articles, avec un effort épuisant, mais si cette production n’est pas utile pour l’homme, elle ne vaut rien. Les causes de la valeur ont besoin, en plus d’une complémentarité horizontale entre elles, d’une complémentarité verticale par rapport aux finalités humaines.
3 KAUDER, “Génesis de la teoría de la utilidad marginal desde Aristóteles hasta finales del siglo XVIII », The economic Journal, LXIII, septiembre de 1953, en El pensamiento…
4 KAUDER, op.cit.p.10.
5 BELTRAN, Historias de las doctrinas económicas, Ed. Teide, Barcelona 1989, cap.XVI.
6 JEVONS, The principles…, cit. p.27.
7 JEVONS, op.cit.p.165.
8 Id, ib, pp.158-159.
9 Id, ib, pp. 53-62.
10 WALRAS, op.cit, p.155.
11 Id, ib, p. 164.
12 Id, ib, p.157.
13 MENGER, op.cit., pp.47-48.
14 STIGLER, “Ensamiento economico en Carl Menger”, The journal of political economy,XLV, abril de 1937, en El pensamiento…
FONDEMENTS DE LA VALEUR ECONOMIQUE FUNDAMENTOS DEL VALOR ECONÓMICO
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El resurgir de las teorías subjetivas del valor